CASABLANCA SPECTACLE GARANTI TEMPS ADDITIONNEL Ville defoot Par Par Florent Torchut, à Casablanca (Maroc) Photos Raj Alaya/L’Équipe Siège de l’un des derbys les plus chauds au monde, la capitale économique du Maroc s’apprête à accueillir des matches de la CAN et se métamorphose à grands pas en vue du Mondial 2030.
Malheur à celui qui a goûté à la ferveur des clasicos sud-américains ! Voilà près de dix ans que j’ai quitté l’Argentine et ses derbys incandescents (Boca Juniors-River Plate, Racing-Independiente, Newell’s Old Boys-Rosario Central...) pour retourner sur le Vieux Continent. Une décennie à écumer les stades, en quête du même frisson. Comme je l’avais pressenti, je l’ai enfin retrouvé à Casablanca, après avoir attendu trois ans le moment idoine pour assister à un Wydad-Raja
Délocalisée à plusieurs reprises, disputée à huis clos, puis boycottée par les ultras des deux camps, cette affiche incontournable du football maghrébin avait perdu de sa superbe. À chaque relance de ma part, mes contacts sur place me conseillaient d’attendre le prochain affrontement pour vivre pleinement cette expérience unique. Cela a fini par arriver le 29 octobre, à l’occasion de la 5e journée de la Botola Pro, le Championnat marocain. Considéré comme l’un des plus grands derbys de la planète, le match entre le Wydad Athletic Club (WAC) et le Raja Club Athletic (RCA) a tenu toutes ses promesses. En tribunes bien plus que sur le rectangle vert, il faut l’admettre.
Trois heures avant le coup d’envoi, alors que je viens de récupérer mon accréditation en compagnie du photographe, les chants résonnent déjà dans l’enceinte frémissante du stade Mohammed-V. Une horde verte de jeunes Rajaouis sans ticket se rue vers l’une des portes et échappe aux contrôles de sécurité. “Lors du dernier match auquel j’ai assisté ici, il y avait sept spectateurs pour deux sièges”, me glisse Amine (prénom modifié), notre jeune chauffeur, qui a préféré prendre ses distances avec l’univers du foot. Les fraudeurs les plus inexpérimentés, des adolescents pour la plupart, finissent entassés à l’arrière d’une fourgonnette de la police. Pour le reste, l’audace a payé. Un peu plus loin, dans une rue adjacente, d’autres supporters du RCA se font courser par une bande de Wydadis en maillots rouges, armés de chaînes de vélo. Un Rajaoui qui traverse cette zone de turbulences en scooter manque de perdre l’équilibre, alors qu’il est assailli par un fan du WAC, sous le regard impassible d’un agent de la circulation. Avec Raj, le photographe, on se dit qu’on a bien fait de se vêtir de couleurs neutres…
Les vingt-trois minutes de temps additionnel Seules équipes à n’avoir jamais quitté l’élite du Championnat marocain depuis sa création en 1956, date de l’indépendance du Maroc, les deux mastodontes nationaux se retrouvaient au stade Donor (l’autre nom de ce stade baptisé MarcelCerdan lors de son inauguration en 1955). À ma gauche, dans le virage nord, le Wydad, alias le Doyen, né en 1937 sous le protectorat français, couronné de vingt-deux titres de champion et trois Ligues des champions africaines (1992, 2017 et 2022), meilleur club marocain du XXe siècle selon la FIFA. À ma droite, le Raja, créé en 1949 dans le quartier populaire de Derb Sultan par un groupe de syndicalistes et indépendantistes, berceau historique des déshérités, club le plus titré du XXIe siècle au Maroc, vainqueur lui aussi de trois C1 (1989, 1997 et 1999). “Historiquement, les supporters du Wydad sont des gens éduqués, qui viennent d’un milieu aisé, tandis que les Rajaouis incarnent le peuple, la voix des marginalisés”, vulgarise Reda Zerrouk, journaliste pour Le Site Info, portail d’actualité de référence.
Au-delà du palmarès, ce sont les spectaculaires tifos et autres animations pyrotechniques qui ont fait la légende de ce derby, dont les images inondent régulièrement les réseaux sociaux. À juste titre : pendant près d’une demi-heure, de l’apparition des deux formations jusqu’à la 20e minute, j’avoue n’avoir prêté attention à ce qui se passait sur la pelouse que trois ou quatre fois. Les Vert et Blanc ont entamé les hostilités avant le coup d’envoi en faisant tournoyer leurs écharpes au-dessus de leur tête, tout en lâchant d’impressionnants rugissements à intervalles réguliers, sous l’écran géant qui a remplacé l’ancienne “magana” (horloge) qui a donné son nom au kop
En face, les Winners (ultras wydadis) ont répondu par des sifflets assourdissants, avant de lancer la première mosaïque de la soirée intitulée “The Last Twins” (les derniers jumeaux), moquant ainsi les divisions qui peuvent exister entre les Green Boys et les Ultras Eagles, les deux groupes d’ultras rajaouis. “Ils sont toujours en conflit, jubile Nawras, l’un des fondateurs des Winners. Qu’ils continuent comme ça et ils vont finir par disparaître.” En attendant, le virage sud s’enflamme littéralement lorsque des feux de bengale verts atterrissent sur les rouleaux de papiers jetés auparavant sur la piste d’athlétisme derrière le but. Les pompiers s’évertuent à éteindre le feu, tandis que l’arbitre interrompt la rencontre pour la première fois, alors que le stade se retrouve enveloppé d’une épaisse fumée grise. Le temps additionnel de ce derby arrêté à trois reprises durera vingt-trois minutes !
La médina, le territoire du Wydad Il y a dix ans, les Winners avaient marqué les esprits avec un tifo représentant un personnage observant à la loupe ses meilleurs ennemis, grimés en animaux, parmi lesquels un singe ou un âne représentant le capo rajaoui… “Ce tifo était vraiment génial, s’était extasiée avant le match, dans un café proche du stade, celle que ses amis appellent Mimoun – un sobriquet que l’on peut traduire par porte-bonheur – et qui préfère garder l’anonymat. Mais mon favori est celui où était inscrit «Bienvenue à Casablanca !»” Il faut reconnaître que les Wydadis savent marquer leur territoire. Les Winners ont ainsi fêté leur vingt ans avec un déferlement de fumigènes et feux d’artifice rouges le mois dernier près de la tour Eiffel, puis à New
York et dans le quartier de la Corniche, à Casablanca. Moi aussi, la veille du match, j’ai pu le constater dans la médina, où les graffitis pour les Rouge et Blanc garnissent le moindre espace.
Après plus d’une heure à me perdre dans ce dédale de ruelles, je n’ai trouvé qu’une seule touche verte, sur cette fresque où un fan du Wydad s’en prend à l’un de ses rivaux, accompagnée de l’inscription suivante, en italien : “A Casablanca siete ospiti”, comprendre “À Casablanca, vous êtes des invités”. Rien d’étonnant à ce que la langue de Dante légende plusieurs œuvres des Winners, puisque ces derniers se sont inspirés dès leur création du mouvement ultra italien, à l’instar de leurs homologues rajaouis. Leur règne sans partage dans le cœur historique de la cité est lui aussi somme toute logique, puisque c’est ici que l’Empereur (l’autre surnom du Wydad) a vu le jour sous l’égide de Mohamed Benjelloun, un notable à l’origine de plusieurs institutions sportives
Pour trouver trace du Raja (“Espoir” en arabe), il faut prendre la direction du boulevard El Fida, où Oussama Charfaoui, un supporter des Aigles Verts, nous a recommandé de faire un tour au Café Mzilate. Celui-ci se trouve au cœur du quartier de Derb Sultan, autrefois berceau de la résistance casablancaise durant le protectorat français, où se mêlent aujourd’hui ateliers de réparation d’appareils électroniques, magasins d’étoffes et échoppes d’épices, autour de la nouvelle ligne de tram. L’établissement est une véritable caverne d’Ali Baba à la gloire de “l’équipe du peuple”, avec ses dizaines de photos en noir et blanc ornant les murs et racontant son histoire.
Les clichés des deux participations du Raja à la Coupe du monde des clubs y figurent en bonne place, la finale disputée face au Bayern (0-2) en 2013, entre des coupures de presse du duel face au Barça de Lionel Messi qui s’était joué à Tanger l’année précédente et s’était soldé par une lourde défaite (0-8). Mais aussi un portrait vintage de Diego Maradona sous le maillot du Napoli et une poignée de coupes dorées. “Depuis les années 1970-1980 le Raja cultive un jeu spectaculaire, signale Oussama Charfaoui, qui est tombé dedans lorsqu’il était petit, sous l’influence de son père. Voir l’équipe pratiquer cette sorte de tiki-taka a toujours constitué un exutoire pour les habitants de Derb Sultan et des autres quartiers populaires.”
Les ultras hors-la-loi et les femmes exclues Les Winners et les Green Boys fêtent tous deux cette année leurs vingt ans d’existence. Ce sont les ultras qui ont fait passer le derby dans une autre dimension, rivalisant de créativité et d’ingéniosité en tribunes. Malheureusement, cette rivalité a peu à peu dégénéré, donnant lieu à des bagarres et des casses de voitures et de boutiques dans les environs du stade au mitan des années 2010. Dénués de statut officiel, les groupes ultras ont été déclarés hors-la-loi au printemps 2016 par la wilaya (gouvernement) de la région de Casablanca-Settat, à la suite d’affrontements entre ultras rajaouis qui ont causé la mort de deux personnes et plus de soixante-dix blessés. “On s’est alors rassemblés et on a décidé de s’habiller tout en noir jusqu’à ce que cela change pour protester, relate Nawras, à la terrasse du café Le Petit Phare, non loin de la côte. Au bout de deux ans, les autorités ont cédé et on a pu reprendre nos activités, car ils ont compris que l’on n’allait jamais lâcher.”
La saison dernière, le match aller entre le Wydad et le Raja s’est joué à huis clos au stade Larbi-Zaouli (30000 places). Le retour au Mohammed-V a été boycotté par les supporters, en guise de représailles. “On n’est pas des guignols, clame notre interlocuteur, autorisé à s’exprimer au nom des Winners. Un jour, on nous interdit de supporter notre équipe ; un autre, on revient nous chercher pour mettre l’ambiance... On s’est mis d’accord avec les ultras du Raja pour ne pas participer à ce cirque.” Mimoun, qui a pris un jour de congé pour venir de Rabat assister à ce retour en grande pompe, est du même avis. “Ils ont essayé de tuer le derby”, estime celle qui regrette de ne plus pouvoir se rendre dans le virage nord, fief des Winners, depuis que les femmes en ont été exclues en 2019.
“La dernière fois, j’avais mis une cagoule pour essayer de passer inaperçue, mais cette époque est bel et bien révolue, soupire cette fan wydadi. Soi-disant, on sème la zizanie… Toutefois, en déplacement, les ultras ne peuvent pas nous empêcher d’aller dans le parcage, donc j’y vais.”
Alors que je faisais connaissance avec notre jeune chauffeur lors de notre virée matinale la veille, j’ai senti chez lui un certain malaise lorsque je lui ai demandé pourquoi il avait tourné le dos au football. Seul à seul après avoir déposé le photographe, j’ai donc essayé d’en savoir plus. Il m’a raconté que les “grands frères” de son quartier l’avaient en quelque sorte coopté pour qu’il devienne l’un des leurs, un fidèle Wydadi. Pour prêter allégeance à sa nouvelle escouade, il a dû livrer un sac à dos bardé de couteaux dans les environs du stade avant une rencontre face à la Renaissance Sportive de Berkane. Il a depuis coupé les ponts avec ces fréquentations. “Je ne veux pas aller en prison pour du foot, j’ai envie d’étudier pour m’assurer un bon avenir”, me confesse-t-il avec des trémolos dans la voix.
Le cri du cœur de la jeunesse rebelle L’avenir, voilà un sujet qui préoccupe la jeunesse marocaine, comme le reflètent les chants entonnés de part et d’autre des virages, souvent teintés de contestation sociale. “Ce qu’on entend au stade dépasse souvent le simple cadre sportif, m’indique mon confrère Reda Zerrouk. Les Rajaouis ont par exemple toujours affiché leur soutien à la Palestine, et bien avant la guerre à Gaza.” Au début de l’automne, des manifestations ont éclaté dans plusieurs villes du Maroc contre la corruption et pour réclamer une réforme en profondeur des soins de santé et de l’éducation. Voici un chant wydadi que l’on a pu entendre en écho à ce mouvement lors du derby : “J’ai été à l’école et je veux travailler, mais mon pays ne m’a rien donné. Des gens vivent dans les montagnes (dans la misère) et d’autres dans des palais. Je ne suis pas à l’aise dans ce pays de voleurs, je suis fatigué d’attendre (qu’on me donne une opportunité).”
Un cri du cœur de la jeunesse, alors qu’un nouveau diplômé marocain sur trois est au chômage. “Moins de stades et plus d’hôpitaux”, scandait le collectif GenZ 212 (en référence à la Génération Z et au code téléphonique international du Maroc), après la mort de huit femmes des suites d’un accouchement par césarienne à l’hôpital d’Agadir. Le Maroc a investi massivement dans la construction d’infrastructures sportives en vue de la Coupe d’Afrique des nations (CAN), du 21 décembre au 18 janvier, et de la Coupe du monde 2030, coorganisée avec l’Espagne et le Portugal.
Demi-finaliste surprise du Mondial au Qatar en 2022 et vainqueur du Mondial des moins de 20 ans en octobre, le Maroc se fait petit à petit une place parmi les nations du ballon rond qui comptent. Doubles finalistes de la Coupe d’Afrique (2022, 2025) et qualifiées en huitièmes de finale pour leur première Coupe du monde, en 2023 en Aus- tralie, les Lionnes de l’Atlas sont, elles aussi, en progression. Le royaume a commencé à investir massivement dans le football en 2008, avec la création de l’Académie Mohammed VI, à Salé, ville jumelle de Rabat, la capitale. Sous la direction de Nasser Larguet, ancien directeur des centres de formation de Rouen, Cannes, Caen, Strasbourg ou Marseille, les meilleurs espoirs y répètent leurs gammes dans des installations ultramodernes, afin de chambouler l’ordre établi lors des grandes compétitions internationales. En parallèle, la Fédération a mis en place un programme de détection bien huilé en Europe, destiné à repérer les binationaux en France, en Belgique et aux Pays-Bas, notamment.
Hors terrain, la monarchie nord-africaine mène de grands travaux afin de moderniser le pays, avec une attention toute particulière pour Casablanca, son pôle économique. Tramways, gratte-ciels, parkings, boulevards, tunnels, périphérique, corniche : la ville est devenue un vaste chantier. Pourêtre venu régulièrement ces dernières années dans la “Ville blanche”, la métamorphose est saisissante. “Ces aménagements urbains correspondent à une vision globale prospective établie en 2009, tempère Karim Rouissi, architecte casaoui et président de l’association Casamémoire, dont l’objectif est la promotion et la sauvegarde du patrimoine architectural de la ville. Il faut toutefois reconnaître que la perspective de la Coupe dumonde a servi de catalyseur, elle a en quelque sorte donné un coup de boost à ces travaux.”
Le plus grand stade du monde Un chantier particulièrement ambitieux a démarré à l’été 2024 dans la forêt de Benslimane, à une cinquantaine de kilomètres à l’est de Casablanca. S’il est impossible de s’en approcher, les images satellites rendent compte des avancements de ce projet titanesque. Les travaux de terrassement achevés, la première pierre du Grand Stade Hassan-II a été posée récemment, en vue d’une livraison à l’horizon 2028. La toiture en aluminium translucide qui viendra coiffer la majestueuse enceinte aura des airs de khaïma, la tente traditionnelle qui abrite les nomades dans le désert. Avec ses 115000 places, qui en feront le plus grand stade au monde, le Grand Stade de Casablanca (son autre nom) est en compétition avec Santiago-Bernabeu pour accueillir la finale de la Coupe du monde 2030
À mi-chemin entre Rabat et Casablanca, ce vastecomplexe sportif de 100 hectares – qui comprendra également un stade d’athlétisme de 25000 places, des piscines olympiques, plusieurs salles multisports, un centre de conférence, des zones commerciales, un hôtel, ainsi qu’une cité des sports – sera relié aux deux métropoles par l’autoroute, un RER et une nouvelle ligne de TGV. “Son positionnement en dehors de la ville évitera d’impacter le flux de circulation de Casablanca”, juge Karim Rouissi. Pourra-t-il pour autant accueillir les futurs derbys entre le Wydad et le Raja, comme cela a été évoqué? “Ce sera compliqué et long pour les Casablancais de s’y rendre, notamment en semaine après le travail, tranche Mimoun, la suiveuse du Wydad. Pour moi, on ne peut pas l’appeler Grand Stade de Casablanca, parce qu’il est situé très loin de la ville. D’ailleurs, je ne vois pas comment les supporters des deux équipes pourraient faire le trajet tous ensemble en train. Si la moitié arrive, ce sera un miracle !”
Également supportrice des Lions de l’Atlas, la jeune femme a fait l’impasse sur la CAN, pour diverses raisons. “C’était le parcours du combattant pour obtenir des billets, il fallait une connexion à très haut débit et énormément de patience avec tous les bugs. Comme beaucoup de gens, je n’ai pas réussi à créer ma Fan ID (carte d’identité virtuelle), mais, de toute façon, je n’avais pas vraiment envie d’y aller car je trouve qu’il y a trop de Footix dans les stades marocains désormais, qui préfèrent boire le thé plutôt que de suivre le match. Et je pense que ce sera encore pire pour la Coupe du monde 2030.” Après le test grandeur nature de cette CAN sur son sol, le Maroc aura encore quatre ans et demi pour réaliser des ajustements en vue de la grand-messe du ballon rond. Un défi à la mesure de la faim affichée par les Lions de l’Atlas